Dans la foulée d’une logique de transition vers des systèmes alimentaires plus durables, ces dernières années ont vu l’émergence d’une dynamique nouvelle autour des circuits courts (CC). Comme une analyse univoque de la durabilité est difficile à mettre en œuvre dans un cadre comparatif avec les circuits longs (voir Kneasfey et al., 2013), des auteurs ont plaidé pour une approche processuelle et inclusive de la durabilité des CC (Forssell et Lankoski, 2015). Cette posture transdisciplinaire visant à appréhender le vécu et la mise en œuvre de la durabilité par les acteurs de terrain est à la base d’une recherche menée récemment en Région Wallonne (Plateau et al., 2016). Un de ses principaux enseignements est que la durabilité des initiatives en CC réside, notamment, dans leurs capacités de structuration en filière.
Cependant, pour appréhender de façon appropriée ces dynamiques de mise en réseaux, il est nécessaire d’élargir la notion de CC, traditionnellement focalisée sur le nombre d’intermédiaires entre production agricole et consommation finale (voir e.a. Aubry et Chiffoleau, 2009).
Sur base des travaux de Messmer (2013), nous proposons d’élargir la notion de CC aux dynamiques multi-acteurs, i.e. les dynamiques d’association dans le temps de plusieurs acteurs ou organisations en vue de développer une activité de production alimentaire à l’échelle d’un territoire. L’accent est dès lors mis sur la capacité d’une initiative en CC à valoriser l’ensemble des métiers impliqués au sein de la chaîne d’activité.
Ce papier propose d’analyser les dynamiques de structuration de filière des circuits courts multi-acteurs en Région wallonne au travers des tensions organisationnelles qui découlent d’une combinaison de finalités dans la conduite des activités. Pour cela, nous avons construit un matériau empirique basé sur près de cinquante heures d’entretiens semi-dirigés individuels et collectifs tous transcrits, codés et analysés. Ces entretiens ont principalement été menés auprès d’acteurs gravitant au sein ou autour de onze organisations en CC réparties dans plusieurs filières (lait-fromage, céréales-boulangerie, maraichage).
Pour analyser les difficultés et opportunités qui découlent de ces trajectoires de structuration de filières, nous mobilisons le concept d’organisation hybride. Comme le mettent en avant les travaux de Battilana et Lee (2014), ce cadre est fécond pour l’analyse des entreprises sociales auxquelles participent les CC. Appréhender ces derniers par le prisme des organisations hybrides permet de souligner les conséquences organisationnelles d’une combinaison d’identités (ex. soutien à l’emploi agricole de qualité associé à l’accessibilité financière des produits), de formes (ex. répartition des activités entre coopérative et association) et/ou de logiques institutionnelles (ex. techniques de production agroécologique couplées à des exigences commerciales).
L’analyse du matériau empirique montre que les multiples facettes d’une organisation en CC font émerger auprès des acteurs en situation une série de tensions. Ces tensions sont généralement liées aux difficultés qui découlent de l’opérationnalisation du caractère hybride et à la nécessité d’opérer un certain nombre d’adaptations ou de compromis (Morel et Léger, 2016) dans l’implémentation organisationnelle.
Dans leur analyse des entreprises sociales comme idéal-type d’organisation hybride, Battilana et Lee (2014) distinguent deux types de tensions : intra-organisationnelles (liées aux activités, la force de travail, la gouvernance) ou inter-organisationnelles (vis-à-vis des relations avec les composants de l’environnement socio-économique). À l’évidence, ce prisme analytique s’avère pertinent pour étudier les dynamiques de structuration de filière des CC multi-acteurs.
Nos résultats montrent notamment l’émergence de tensions dans les dynamiques d’association tant au niveau des relations entre organisations (ex. sentiment de concurrence) qu’au sein de ces dernières (ex. difficultés à positionner le curseur logistique entre rationalisation économique et plus-value sociale). Il s’agira donc de voir comment ces tensions sont gérées, en mobilisant e.a. le cadre d’analyse de Pache et Santos (2013).
Aubry, C., Chiffoleau, Y. (2009), “Le développement des circuits courts et l’agriculture périurbaine : histoire, évolution en cours et questions actuelles”, Innovation Agronomiques 5, 53-67.
Battilana, J., Lee, M. (2014), “Advancing Research on Hybrid Organizing – Insights from the Study of Social Enterprises”, The Academy of Management Annals 8(1), 397-441.
Forssell, S., Lankoski, L. (2015), “The sustainability promise of alternative food networks: an examination through ‘alternative’ characteristics”. Agriculture and Human Values 32(1), 63-75.
Kneafsey, M. et al. (2013), “Short Food Supply Chains and Local Food Systems in the EU. A State of Play of their Socio-Economic Characteristics”, Joint Research Center.
Messmer, J.G. (2013), “Les circuits courts multi-acteurs : émergence d’organisations innovantes dans les filières courtes alimentaires”, Rapport INRA-MaR/S.
Morel, K., Léger, F. (2016), “A conceptual framework for alternative farmers’ strategic choices: the case of French organic market gardening microfarms”, Agroecology and Sustainable Food Systems 40(5), 466-492.
Pache, A., Santos, F. (2013), “Inside the hybrid organization: selective coupling as a response to competing institutional logics”, Academy of Management Journal 56,972-1001.
Plateau, L., Holzemer, L., Nyssens, T., Maréchal, K. (2016), “Analyse dynamique de la durabilité vécue et mise en œuvre par les acteurs des circuits courts”, Rapport de recherche CEESE-ULB.
8. Social enterprises, sustainable transition and common goods